mercredi 9 octobre 2013

Bernard Clavel et ses thèmes


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Que sait-on vraiment de Bernard Clavel ? Ce qu’il a bien voulu nous confier lui-même à travers ses écrits mais inutile d’attendre de sa part de quelconques confidences, il reste dans l’ombre portée de ses écrits –j’allais écrire "son œuvre" mais ça l’aurait certainement fait sourire- laissant si possible la lumière à ses personnages.

Les ouvrages qui lui ont été consacrés, assez peu nombreux au demeurant, sont aussi assez anciens pour l’essentiel et donc centrés sur les débuts de sa carrière d’écrivain et d’écrits en tout état de cause, antérieurs aux années quatre-vingt-dix. Ainsi, c’est la dernière partie de sa vie qui est la moins connue, celle où il est vraiment un écrivain à la réputation bien établie. On l’a souvent présenté comme un homme carré, aimant la solitude de ses montagnes jurassiennes ou des étendues glacées du Canada, la vie simple au bord du Rhône, ce fleuve qu’il a tant aimé.

Ses ouvrages sont avant tout l’expression de son expérience, de son évolution intérieure, ce qu’il traduit en ces termes : « Je ne crois pas avoir créé un personnage de toute pièce. Et je me demande pourquoi je me donnerais ce mal, pourquoi je prendrais ce risque, pourquoi je tenterais de me hisser au niveau des dieux alors que le monde grouille de sujets, d’êtres qui sont des personnages. »(Œuvres complètes, tome I) Et de même pour les thèmes qu’il traite. Ses deux romans Malataverne et Cargo pour l’enfer par exemple sont écrits à partir d’histoires réelles dont il s’est inspiré. Après commence la littérature. L’imaginaire a ensuite une fonction essentielle, comme il l’écrit dans son album Célébration du bois : « J’ai fait, en suivant chaque veine de ce vieux bois, des voyages merveilleux. Je rencontrais là des personnages de légende avec qui je pouvais m’entretenir familièrement. Je voyais aussi bien l’océan et ses tempêtes que les forêts immenses où venait flâner le prince dont le cheval blanc a des ailes de cygne. »

Sa comédie humaine à lui révèle des personnages bousculés par la vie mais d’une volonté farouche, la vie vrillée au corps jusqu’à l’extrême de leurs forces, s’engageant à fond dans leurs convictions, la mort comme Philibert Merlin ou Jacques Fortier, la déraison de l’Homme du Labrador, prisonnier de ses fantasmes ou La Guinguette prisonnière de sa détermination létale. C’est pourquoi assez souvent ses romans se "terminent mal", peu de "happy-end", ses personnages vont jusqu’au bout de leur rêve, de leur vengeance, de cette logique qui leur sert de destin.

Le parcours littéraire de Bernard Clavel est sillonné de lignes de force qui ont imprimé leur marque à son œuvre. Pour simplifier, en termes de décennies, les grandes sagas dominent largement avec, après les "romans rhodaniens" de ses débuts, La Grande Patience dans les années soixante (1962-68), puis le cycle franc-comtois Les Colonnes du ciel dans les années soixante-dix (1976-81) et enfin le cycle canadien Le Royaume du Nord dans les années quatre-vingt (1983-89).

A partir de 1990, les grandes fresques historiques disparaissent de son paysage littéraire, il va vers des œuvres fortement hantées par la violence, la guerre qui revient comme un leitmotiv dans la plupart de ses livres, ponctués de "respirations littéraires" centrées sur des albums aux thèmes bucoliques comme L’Hiver et des livres pour la jeunesse. Ses ouvrages seront de moins en moins autobiographiques, mais recentrés sur ses terroirs de prédilection rhodanien et franc comtois. Dans "La mémoire nue", texte contributif de l’essai intitulé Terres de mémoire, écrit avec son ami Georges Renoy, il a cette expression : « Ma patrie, c’est mon enfance. »
Bernard Clavel, homme secret qui n’aime pas de raconter, se mettre en avant, restant à l’ombre des remplis de son œuvre, cette image est assez vraie et il l’a souvent validée dans ses propos. Au-delà de cette image, il faut gratter un peu, scruter ces replis pour mieux cerner le personnage et un itinéraire quelque peu tumultueux.

Bernard Clavel

On connaît bien l’enfance de Bernard Clavel par la relation qu’il en a faite lui-même. Outre quelques articles où il l’a évoqué, il l’a raconté dans un livre de souvenirs d’une grande fraîcheur "Les petits bonheur", les joies simples d’un garçon évoluant dans un milieu modeste et s’évadant par la magie de son imaginaire. La jeunesse, il s’en dégage à travers la dure initiation d’un jeune apprenti pâtissier à la vie professionnelle dans La maison des autres et les tribulations du jeune homme confronté à la guerre et à l’Occupation dans les trois derniers tomes de La grande patience, dont il disait qu’ils étaient autobiographiques à 80% et le premier à 100%. Ses conceptions du métier d’écrivain, les valeurs auxquelles il est attaché se dégagent d’un certain nombre de ses articles, mais d’abord dans ce premier roman "L’ouvrier de la nuit" qui, plus qu’un roman, est un cri, disait-il, une confession poignante d’un homme qui se remet en cause et se met à nu.

Il évoque aussi au fil des interviews qu’il a accordées à deux journalistes, Maurice Chavardès pour Écrits sur la neige en 1977, marquant ainsi la contingence du travail de l’écrivain et Adeline Rivard dans Bernard Clavel, qui êtes-vous ? en 1985 où il passe en revue les grands moments de sa vie et s’interroge sur les mystères de la création. C’est également dans ses prises de position sur tel ou tel sujet sensible à un moment donné qu’il donne une vision de son univers mental, celui que Maryse Vuillermet a appelé "L’homme en colère", celui qui se fiche en rogne quand il constate encore et encore les ravages de la guerre, les injustices, la violence faite aux faibles et aux enfants, la faiblesse coupable et la bêtise des hommes. Cette colère qu’ont aussi souvent ses personnages, cette colère contre ce qui lui paraît insupportable se traduira par son engagement dans des combats contre la guerre en particulier et ses terribles conséquences et son engagement dans des associations prônant la non-violence.

On a pu reprocher à Bernard Clavel une certaine forme de passéisme –la polémique qui suivit l’attribution du prix Goncourt pour son roman Les fruits de l’hiver en est l’expression la plus spectaculaire- comme si la littérature était une et indivisible, propriété des sommités du cénacle parisien. On a souvent confondu populaire et populiste, l’accusant tour à tour d’être l’un et l’autre alors qu’il s’agit de domaines fort différents. Populaire certes, Bernard Clavel n’a jamais récusé ce terme, il l’a toujours revendiqué, écrivant pour le peuple, pour le plus grand nombre et non pour un cercle d’initiés.
Populaire certes et sans concession sur le style qu’il veut imprimer à son récit, simple, clair et net, brossant avec l’acuité de l’écrivain-artisan qu’il voulait être, une peinture sociale de son époque à travers des personnages de toutes les époques en prise avec la dureté du monde et des hommes.


Présentation d'une conférence sur Bernard Clavel

Si message il y a, -message qui pour lui ne doit apparaît de toute façon qu’en filigranes, il se situe quelque part dans l’épaisseur de ses personnages, dans leur pesant d’humanité, dans la peinture qu’il donne d’une époque et le regard qu’il porte sur son évolution.
Populiste également –même si l’attribution du prix Populiste a pu à cet égard être équivoque et lui coller une étiquette tenace- s’il s’agit de refuser de se complaire dans l’étalage de sentiments, de rejeter tout nombrilisme, pour s’attacher à la vie des hommes et à la réalité de leur quotidien. Dans cette veine, l’un des plus "populistes" de ses romans, Le seigneur du fleuve, la lutte à mort d’un homme Philibert Merlin contre les éléments déchaînés qu’il veut absolument dominer et contre une certaine forme de progrès technique qui signifie aussi la fin d’un fleuve et de son écologie, a été salué à sa sortie par la critique comme un grand roman. Juste après la polémique du Goncourt.

A une époque où l’art populaire s’affiche sans complexes à travers des formes littéraires plus resserrées dans le roman policier ou la bande dessinée, pousse des pointes dans la littérature dite classique, Bernard Clavel s’inscrit dans l’une de ces voies qui ouvrent le champ à des ouvrages où "la pâte humaine" est l’élément e moteur qui se projette dans son environnement, qui défend une certaine vision de l’humanité, forte et optimiste, où l’homme est d’abord levier d’interaction sur le monde, celui qui se définit d’abord comme une force d’action. [1]

Bernard Clavel dans ses terres d’élection (entre réel et imaginaire, terroirs et légendes)
 
Au gré de ses pérégrinations, des terroirs qui l’ont le plus touché ou plus simplement selon les circonstances, Bernard Clavel nous a laissé le témoignage de son goût, de son amour pour ces lieux où il a vécu et pour les hommes qu’il y a côtoyés. Ces textes, avec ceux destinés à la jeunesse, sont sa respiration, histoires édifiantes où les animaux ont le beau rôle, une sérénité bienvenue entre deux romans souvent pleins de bruit et de fureur, pleins des passions des hommes.

Il nous entraîne dans son terroir franc-comtois, les hivers si rigoureux du Haut-Doubs vers Villiers-le-lac qu’il a un temps habité, le lac de Grandvaux quand les paysans se faisaient "rouliers" comme cet Ambroise Reverchon qui s’en va l’hiver venu commercer jusqu’aux confins de l’Europe, ou l’atmosphère mystérieuse du lac de Bonlieu où même les nymphes respectent la sérénité et le silence des lieux. Il nous fait revivre les vendanges telles qu’il les a connues dans sa jeunesse, telles qu’il les a décrites dans son roman L’Espagnol, du côté de Château-Chalon, haut lieu de ce vin jaune spécifique au cépage jurassien. Il peut aussi nous emmener plus loin quelque part dans la presqu’île de Guérande, à la recherche de la fleur de sel qu’il nomme « un précieux flocon des marais. »

Ce conteur invétéré nous entraîne dans des histoires insolites, extraordinaires, des légendes venant du fond des âges et patinées par le temps, qu’il a recueillies ici ou là dans le Bordelais, grande civilisation du vin, dont il connaît si bien la dimension mythique, autour du lac Léman, la ville de Morge qu’il a habité et où il a célébré dans Les Colonnes du ciel, "la lumière du lac." Il imagine dans un album ce qu’a pu être la vie de "L’ami Pierre" à partir d’une série de photos avant d’être confronté au "vrai" Pierre, un paysan du Morbihan Pierre Le Ny, album où le réel et l’imaginaire du romancier se croisent, s’interpellent et tendent parfois à se rejoindre. Il publiera un dernier album en 2003 sur un thème qui lui est cher, L’Hiver, lui le montagnard qui a non seulement connu les rigueurs hiévales du Jura et du Haut-Doubs mais aussi le terrible climat du nord Québec à Saint-Télesphore.

Dans ses contes pour la jeunesse, Bernard Clavel retrouve des moments de sa propre enfance, de ses sources d’émerveillement, les nombreux comtes qui ont émaillé son parcours, aussi bien pour les petits enfants que pour les adolescents, qu’il a écrits à partir de 1967 avec le premier d’entre eux "L’arbre qui chante". Ce sont aussi des histoires édifiantes avec une prédilection pour des histoires d’animaux malins et coquins qui parviennent à duper les humains.

Ces textes sont aussi l’occasion pour Clavel de développer ses thèmes centraux sur la défense de l’écologie et la condamnation de la violence. Par exemple, dans son recueil "Histoires de Noël", entre magie et réalité, scènes féériques ou pathétiques, Bernard Clavel déroule son fil narratif qui est pour lui et à travers chacune de ses histoires, autant d’occasions de parler de paix, de compassion et de non-violence. Le temps de Noël est comme une parenthèse où tout devient possible et où on peut rêver qu’un homme vienne naturellement en aide à son prochain et que la magie opère aussi sur ceux les plus agressifs et les plus violents. Le mystère de la Nativité agit comme un baume sur le cœur des hommes, fascinés par la révélation divine ou rendus meilleurs par une intercession surnaturelle capable de transformer des étincelles en une merveilleuse "constellation de la paix." [2]

Notes et références
  1. Voir "Terres de mémoire", Bernard Clavel dans ses terres d’élection (entre réel et imaginaire, terroirs et légendes)
  2. (voir en particulier les contes n°3 "le grand vieillard tout blanc" et n°10 "le Père Noël du nouveau millénaire") 
   <<< Christian Broussas, Carnon-Mauguio, Octobre 2013 © • cjb • © >>> 
 

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