jeudi 2 octobre 2014

Lettre à un képi blanc

Bernard Clavel a successivement publié au début des années 1970, Le Silence des armes puis deux autres ouvrages, Lettre à un képi blanc, réponse à ses détracteurs, et Le Massacre des innocents, fruit de son combat en faveur des enfants victimes de la guerre ou de mauvais traitements. Ces trois ouvrages traduisent en fait son engagement dans sa lutte contre la violence, la haine et la guerre, lutte qu'il continuera à mener tout au long de sa vie.

       

Si pour le caporal Mac Seale, le pacifisme est synonyme de lâcheté, pour Bernard Clavel il dépasse la naïveté de l’enfance, aussi respectable que ce que Camus appelait « la sordide et gluante fraternité devant la mort militaire ». Restent surtout les souvenirs les plus heureux, la nostalgie et un certain romantisme, ce que note Jean Guéhenno : « On ne revient pas de certaines impressions de l’enfance. Elles marquent la couleur de l’âme. »

L’enfance de Bernard Clavel a été marquée par les récits héroïques de son oncle militaire, auquel il fera ensuite allusion dans son roman Quand j'étais capitaine et figure centrale d’un autre roman Le Soleil des morts. « Sidi-bel-Abbès, caporal, quel nom ! Et comme il éclatait de soleil et de joie dans les récits de nos oncles… » Pour se 'désintoxiquer', il lui faut longtemps, « une longue marche forcée » pour résister aussi à cette violence qui l’habite. Elle n’est, dit Pierre Mac Orlan « qu’un grand monument élevé à la misère des hommes » et il ajoute que la guerre lui « apparaît comme une maladie contagieuse, comme la peste, le typhus et la lèpre ». [1]

 

Toute guerre charrie sa cohorte d’estropiés et de morts, les rivières de larmes des veuves et des orphelins, avec la mise en scène des 'héros' aux noms gravés sur des monuments ou alignés dans des cimetières militaires comme celui de Montluel près de Lyon dont nous parle Bernard Clavel. Raison et déraison. « La mort militaire est toujours une défaite de la raison. Une défaite de l’humain. » [2]
L’aventure que certains voient dans la guerre est encore bien vivace, « moi j’ai le goût de l’aventure et la guerre en est une » affirme l’un d’eux.

En 1940, Bernard Clavel lui-même défend encore cette idée lors de la débâcle. Il était alors jeune, malléable et comprend ceux qui ont suivi un autre chemin. Au maquis dans le Jura, il fait 'ses universités', assistant aux tortures d’un nommé Jacquot qu’il connaissait un peu. [3] La torture, question essentielle mais « si l’on accepte la guerre, il faut que ce soit dans sa totalité » et il ajoute en faisant allusion à son action avec Terre des Hommes, « j’ai tenu dans mes bras trop d’enfants mutilés ou brûlés pour entendre encore parler de guerre propre sans m’insurger. » Et de conclure : « Moi, je n’entre pas les détails, c’est le droit à la guerre que je vous refuse. » [4]

                    
Désobéissance civile

Il cherche les raisons de cet engagement pour l’armée et la guerre, cite Bonnecarrère qui pense que les hommes espèrent ainsi s’évader de la médiocrité, se transcender à travers le mythe du culte du héros. Pour Bernard Clavel, « le crime de guerre est un pléonasme » et tout soldat, pas seulement un général comme La Bollardière, devrait avoir le droit de se retirer et de se déclarer objecteur de conscience comme dans son roman Le silence des armes. Même le procès de Nuremberg et la notion de crime contre l’humanité ont failli à imposer une structure internationale pour mettre la guerre hors la loi. Selon lui, seules la non-violence et la résistance passive –comme la grève générale à Amsterdam en 1941 pour empêcher les déportations- seraient vraiment efficaces. Mais le mal est si grave, les gens si conditionnés que l’espèce humaine est « menacée par ses propres découvertes » et qu’elle souffre « d’une maladie de cœur. » [5]

Nous vivons toujours le combat millénaire entre ceux qui construisent et ceux qui détruisent, le maçon et le guerrier. L’objecteur de conscience est considéré comme un mauvais français et un couard mais, bien que cette réalité reste cachée, taboue, nul soldat dans le combat ne peut nier la peur qui l’a étreint. Cette terrible réalité, Gabriel Chevallier l’a évoquée dans son livre La Peur, écrivant « j’ai honte de la bête malade […] j’ai une peur abjecte. C’est à me cracher dessus. »

          
Engagement de Clavel dans l'association Terre des hommes


Après la parution du livre, il fut particulièrement décrié, « la peur et la honte du sang répandu étaient pourtant ce qu’il fallait retenir d’abord de ce carnage. » [6]  La peur prend avec l’arme atomique une dimension nouvelle, « tout risque de craquer, caporal » annonce-t-il à Mac Seale et presque personne n’a le courage de dénoncer cette situation. Quand monsieur Edmond Kaiser, [7] responsable de l’organisation Terre des Hommes, a demandé à l’OMS –qui s’occupe pourtant de la santé du monde- de condamner les essais nucléaires français, il n’a reçu qu’une réponse dilatoire. On doit vivre avec la menace atomique, une bombe tombée d’un avion comme c’est arrivé sur les côtes espagnoles. [8] Puisque le caporal Mac Seale s’est permis de citer le nom de Louis Lecoin, Bernard Clavel en profite pour lui rendre hommage, reconnaître ce qu’il lui doit et qu’il a toujours œuvré pour la justice et la paix et risqué sa vie pour défendre les objecteurs de conscience.

Peu de soldats sont de vrais volontaires, la plupart marchent au combat, contraints, redoutant le peloton d’exécution. Le vrai courage, c’est celui de Louis Lecoin et disait Jaurès : « L’humanité est maudite si, pour faire preuve de courage, elle est condamnée à tuer éternellement. » Bernard Clavel, est très critique à l’égard de l’histoire de France, « notre sinistre premier empire », les revanchards Barrès et Déroulède dont sa mère chantait les chansons patriotiques, mais la patrie n’est qu’illusion puisque chacun en a sa propre définition. Cette illusion a parfois abouti à de terribles manipulations allant jusqu’à désigner les juifs comme boucs-émissaires.

Hans Balzer, l’ennemi rencontré pendant la guerre dans une caserne de Carcassonne devient un ami quelque vingt ans plus tard, un complice à travers l’œuvre de Romain Rolland. Tous deux, ils s’élèvent contre ceux qui admettent « la fatalité de la guerre, plus forte que toute volonté. » [9] Mais se demande-t-il avec scepticisme, « qui s’attarde encore aujourd’hui à lire Au-dessus de la mêlée ? Je n’ai trouvé que très peu de bibliothèques qui aient inscrit ce chef-d’œuvre à leur catalogue. » [10]


   Un légionnaire

« J’aimerais, dit Bernard Clavel à son interlocuteur à propos de la patrie, que mon amour n’entame pas ma lucidité. » Il confesse être un homme de paradoxe. Sa 'boîte aux souvenirs' renferme « bon nombre de képis blancs. » Portrait contrasté d’une famille où les mythes bellicistes tendaient à se transmettre entre générations. Il nous conte l’histoire de cet industriel enrichi par la guerre, ses remords après la mort de son fils tué en 1940 et qui ne condamnera jamais la guerre. Un homme incorrigible qui deviendra le héros de son roman Les Roses de Verdun.

Le nœud du problème, c’est que chacun soit capable d’assumer la non-violence « s’il veut exiger d’un gouvernement qu’il s’engage sur le chemin de la paix. » Il rappelle le message du Christ, son refus de la violence et de la vengeance, le sacrifice des premiers chrétiens dont il contera l’épopée le long du Rhône dans son roman Brutus.

Tant que des ferments de haine peupleront les cœurs comme dans celui de la fille du général Dayan, la paix ne pourra progresser. Pour pouvoir dominer les tendances du mal, il faut beaucoup de constance et de pugnacité et, comme le rappelle Bernard Clavel dans cette citation empruntée à son ami Jean Giono : « Quand on n’a pas assez de courage pour être pacifiste, on est guerrier. » [11]

Notes et références

  1. Voir Bernard Clavel Paroles de paix, Éditions Albin Michel, 2003, (ISBN 2226129235)
  2. Voir Les Travailleurs Face à L'armée, Jean Authier, postface de Bernard Clavel, Moisan Union pacifiste de France
  3. Voir son autobiographie Écrit sur la neige, Éditions Stock
  4. Voir Écrits, Louis Lecoin, extraits de 'Liberté' et de 'Défense de l'homme', préface de Bernard Clavel,(UPF), 1974
  5. Voir Gandhi l'insurgé : l'épopée de la marche du sel, Jean-Marie Muller, préface de Bernard Clavel, Éditions Albin Michel, (ISBN 2-226-09408-3)
  6. Voir Gabriel Chevallier, La Peur, page 95
  7. Voir Edmond Kaiser, La Marche aux enfants, 1979
  8. À l’époque, Tchernobyl n’avait pas encore eu lieu (ndlr)
  9. Voir sa lettre à son ami Hans Balzer dans Bernard Clavel, biographie de Michel Ragon, éditions Seghers
  10. Voir Stefan Zweig, Romain Rolland : sa vie, son œuvre, Belfond, Paris 2000 ; Le Livre de poche, Paris 2003
  11. Voir Jean Giono, correspondance avec Jean Guéhenno, éditions Seghers, 1975
Bibliographie
  • 1970 Le massacre des innocents, Éditions Robert Laffont
  • 1974 Le Silence des armes, Éditions Robert Laffont 
  • 1975 Lettre à un képi blanc, Éditions Robert Laffont
  • Louis Lecoin, Écrits, extraits de 'Liberté' et de 'Défense de l'homme', préfaces de Bernard Clavel et de Robert Proix, Union pacifiste (UPF), Boulogne, 255 pages, 1974
  • Revue Liberté de Louis Lecoin, articles de Bernard Clavel sur le pacifisme et l’objection de conscience
  • L'Affaire Deveaux, article de Bernard Clavel, Édition Publication Première, collection Édition Spéciale, 1969
  • Les Travailleurs Face à L'armée, Jean Authier, postface de Bernard Clavel, Moisan Union pacifiste de France, 80 paqes
  • Mourir pour Dacca, Claude MOSSE, préface de Bernard Clavel, Paris, Robert Laffont, in-8 broché, 220 pages, 1972 
  • Ils ont semé nos libertés, Michel Ragon, avant-propos de Bernard Clavel, Éditions Syros, 1984
  • J'avais six ans à Hiroshima. Le 6 août 1945, 8h15, Nakazawa Keiji, précédé de La peur et la honte de Bernard Clavel,
    Éditions Le Cherche-Midi, 2005, 169 pages, 2005, (ISBN 2749104165)
  • Récits et essais (Clavel)
  • Droits de l'homme (Clavel)
       <<< Christian Broussas - Képi blanc - Feyzin, 10/12/2009 - << © • cjb • © >>> 




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