mardi 15 octobre 2013

Bernard Clavel et la peinture

Les livres : voir les articles Gauguin et Léonard de Vinci
Les articles : Conférence sur Bruegel, Terre d’Ornans, patrie de Courbet, Vlaminck
 
    Clavel, Paysage à l'étang, 1948

1- Présentation
Bernard Clavel voulut d’abord être peintre, un premier rêve qui capota devant l’intransigeance de son père avant de renaître un peu plus tard. Ce virus, il le doit d’abord à l’action conjuguée de sa tante Léa qui lui offrit une boîte de peinture qui lui permit de s’exercer et au peintre Delbosco qu’il rencontra à Lons-le-Saunier, devint son ami et lui fit connaître le village de Vernaison au sud de Lyon. Curieusement c’est là-bas qu’il s'éloigna de sa vocation de peintre pour devenir romancier.
En effet, malgré sa profession de foi « la peinture est le premier des arts », et devant ses vains efforts pour rendre les miroitements évanescents des eaux du fleuve et les ciels incertains qui s’y reflétaient, Il se dirigea alors vers l’écriture, il se coltina à la page blanche qui lui procura au bord du Rhône autant de tourments que la peinture.
 
Bernard Clavel avait des dons certains, sinon pour la peinture, en tout cas pour le dessin, en témoignent ces épures crayonnées sur les bons de commande de la boulangerie paternelle et dont on peut voir quelques exemplaires reproduits au début du tome II de ses Œuvres complètes parues aux éditions Omnibus.

Il restera toujours attaché à cet art, écrivant des textes et des articles comme ceux qui sont présentés ici, sur Bruegel, image de son enfance, Gustave Courbet, homme engagé et franc-comtois comme lui, Vlaminck et Paul Gauguin, des peintres qui avaient plus d’un trait commun avec lui, qu’il ne pouvait que comprendre et donc aimer. Brueghel, dont il reprendra sa toile "Le massacre des innocents" pour illustrer son essai éponyme, c'est d'abord pour lui le souvenir d'une reproduction qui le marqua dans son enfance. On retrouve le recours à des images picturales dans la préface qu'il a écrite pour l'ouvrage "Auprès de son arbre" qu'André Tillieu a consacré à son ami Georges Brassens. Il y parle du « petit train traînassant dans une campagne de prairies, de ruisseaux et de saules têtards brossés par Bruegel-le-Vieux... sur ce défilé de rouille et de vert... » puis évoque l'arbre généalogique de Brassens où on verrait « les gens de la race de Villon, mais aussi le Bruegel du "Massacre des innocents" et le Goya des "Désastres de la guerre. »
 
        Gauguin autoportrait

Mais le plus important c’est que cet attachement pour la peinture transparaît largement dans son écriture. Ne dit-on pas d’ailleurs d’un écrivain qu’il ''peint'' une scène ? Et il semble bien que Bernard Clavel écrive parfois avec un pinceau. Il aime décrire des paysages malmenés par les éléments de la nature, le vent qui souffle en rafales, la pluie qui mouille les couleurs des arbres, le givre qui les statufie dans des gris-blanc étincelant, ces ciels parfois livides, vidés de leurs couleurs, lourds des neiges qu’ils charrient, parfois noirs violacés, traversés d’éclairs qui lancent des lueurs de feux rougeâtres en lacérant l’horizon.

Évoquant le Jura, il dit qu’il pense d’abord à une ''palette'' et parle de ce « bleu inimitable sur quoi pèse un ciel souvent très dense, aux nuances d’une infini richesse. Le Jura, c’est cela… ».
(Œuvres complètes, tome II, 4ème de couverture)

Parfois point sous sa plume quelque écho de regrets quand son ami le peintre Jean-François Raymond réalise des dessins de son album Bonlieu ou le silence des nymphes, où il écrit : « il a poudré de mine de plomb sa feuille blanche. Sa main raidie par le froid frotte le papier. Elle y trace le crissement du gel et le gris du ciel. Le peintre est dans le motif. Il est le motif ». Dans ce paysage hivernal, il faut retrouver cette source de lumière indispensable, cette « lumière du lac » qu’il avait déjà rencontrée à Morge sur les bords d’un autre lac, celui du Léman. Pointe de nostalgie, « je l’envie de pouvoir émietter ainsi son émotion sur le papier, de l’écraser et de la faire surgir comme une flamme qui ouvre un écran de fumée. » 

La puissance de l’art d’écrire ou de peindre, il préfère la présenter à travers la peinture, art de l’absolu dont il redoutait la terrible émotion instantanée qui se dégageait du choc d’un regard sur une toile enduite de couleurs. Dans son texte ''Conférence sur Bruegel'', il la définit ainsi : « Peindre une maison est facile. C’est même un travail dont on peut dire qu’il est à la portée de tout peintre connaissant bien son métier. Mais peindre cette maison en la chargeant d’un poids humain, c’est-à-dire la peindre avec tout ce qu’elle abrite de joie, de misère, de peine, de travaux, d’espérance, de bavardage ou de silence, c’est autre chose ». C’est bien de la capacité d’émotion contenue dans la pâte colorée ou dans les mots dont il nous parle dans ce texte, cet indicible qui se dégage de la matière et réalise cette osmose, cette identification avec celui qui se retrouve dans le pouvoir d’évocation de l’artiste.

Cette conception de la peinture, art idéalisé, se retrouve dans des articles comme ''Miroir'' et ''Écrire, c’est se vider de sa vie'', où il voudrait pouvoir exprimer avec une simple surface recouverte de couleurs une intense émotion partagée par le regard d’autrui. Mesurant son incapacité à réaliser un tel objectif, il a « délaissé la toile vierge pour la page blanche » et dès lors les mots ont remplacé les couleurs mais il « conserve de la palette une certaine nostalgie ». Son drame, c’est qu’avec la richesse de sa palette, le peintre doit tout exprimer d’un coup. Extrême difficulté que l’écrivain élude en atteignant son but page après page.

2- Conférence sur Bruegel, texte de février 1969
Œuvres complètes, tome II, pages 1143-1153, Éditions Omnibus 
Comme il le précise en préambule, Bernard Clavel estime que la peinture « est avant tout un art d’émotion. »

Pour bien cerner  Pieter Bruegel dit le Vieux, né vers 1525 et mort en 1569, il faut se replacer dans le contexte de son époque. Il faut se plonger dans les veillées telles que les décrit Eugène Leroy dans Jacquou le croquant, avec les merveilleux conteurs qui animaient ces soirées. Deux images qui datent de sa jeunesse l’ont marqué : Le portement à la croix de Jérôme Bosch et Les chasseurs dans la neige de Bruegel. Elles avaient dû provoquer en lui une forte émotion pour qu’elles se gravent aussi profondément en lui, de façon aussi précise. De Bruegel, nous savons peu de choses, Élie Faure écrit à son propos : « Une espèce de paysan, un esprit libre et hardi, une âme immense et rayonnante » et ce village de Geel qui le marquera aussi, où résidaient alors beaucoup de ces malades mentaux qui peupleront ses toiles.

Son voyage en Italie, s’il lui ouvre l’esprit par la confrontation avec l’art flamand, ne semble guère l’avoir marqué, moins en tout cas que l’a marqué Jérôme Bosch. Mais chez Bruegel la solennité de Van Eyck a disparu, le fantastique de Bosch s’est largement estompé, « tout est simple, tout est clair, tout se rattache directement au réel ». Il réussit ce tour de force de provoquer cette émotion qui retient le premier regard et le désir d’aller plus loin, de prolonger ces instants « le temps qu’il faut pour qu’elle nous pénètre ». « 
C’est la peinture la moins spiritualiste et la moins intellectualiste qui soit » a écrit Marcel Brion. »


Deux éléments confortent son analyse. Ses toiles semblent plus grandes qu’en réalité parce qu’elles doivent pouvoir être embrassées d’un seul regard, comme par exemple dans son tableau intitulé ''Jeux d’enfants'. Bruegel est un peintre d’émotion et d’instinct qui aime représenter les hommes, leurs travaux et leurs outils. Bernard Clavel cite cette phrase d’Henri Pourrat : « 
C’est beau le génie de l’homme. Une barrique en témoigne autant qu’une machine électronique ». C’est un homme qui aime ses semblables avec qui « il partage leur angoisse, leur peur de la mort et de la guerre ».
Pieter Bruegel l'ancien

3- Terre d'Ornans, patrie de Courbet
Texte paru dans la revue Le Jardin des Arts en 1963
Œuvres complètes, tome II, pages 1154-1160, Éditions Omnibus

Gustave Courbet est partout présent dans cette petite cité du Doubs où il est né et aimait vivre. Il y revient en mai 1872 après avoir connu la prison et l’hôpital après l’épisode de La Commune, puis en repart, poursuivi par la vindicte des Versaillais. Pour tout on le rencontre ici, tant « sa palette toute entière avait puisé sa sève dans ce sol arrosé par l’eau vive de la Loue ».

Au musée de la Mairie, c’est tout Courbet qui vous saute au visage : '' Courbet à Sainte-Pélagie'', sa souffrance se lit aussi bien dans son regard que dans « un ciel absent dont il devait rêver ». Des paysages aussi dont les hivers font penser à Sysley, la Suisse, la plage d’Étretat ou « dans un coin d’ombre, la tache lumineuse d’une cascade ». En prison, il peint des fleurs et des fruits de sa terre comtoise.

Courbet conservera toujours ce côté paysan « fier de traîner avec lui l’odeur même de son pays », se retrouvant dans les petits villages d’alentour qu’il connut fort bien comme Silley et Flagey. Les chemins y sont sans ombre, « les lointains fuient vers ces cendres bleutées où conduit toute la gamme des verts qu’il pourchassait à larges touches ».

Dans cette campagne doubiste de la vallée de la Loue, tout nous parle de Courbet tant sa palette de couleurs se confond avec les tonalités des paysages qu’il a si souvent parcourus. « Épris de liberté, partout et toujours, conclut Clavel, le maître d’Ornans demeura enchaîné à sa terre ». 
                                                             
4- Le peintre Vlaminck
Texte paru dans la revue Le Jardin des Arts
Œuvres complètes, tome I, pages 1181-1186, Éditions Omnibus

Á cette époque, le peintre Vlaminck habitait avec sa famille une petite maison du côté de Nogent-le-Retrou. C’était une maison confortable sans ostentation dans laquelle ils se sentaient tous bien, ‘la maison de l’homme heureux’ comme la nomme Bernard Clavel.

Son voisin, le milliardaire Harry Morton enrageait de voir cette enclave dans son domaine et proposa à Vlaminck une fortune pour lui acheter sa maison. Rien n’y fit. Vlaminck avait en lui « la foi des vieux lutteurs habitués à encaisser les coups les plus inattendus sans laisser paraître de surprise ». Harry Morton le comprit mais peu de temps après, il frôla Vlaminck de si près avec sa grosse voiture que celui-ci, inquiet, supputa un acte volontaire. Il se hâta cependant d’oublier l’incident.

Oui, il se sentait bien ici, menant cette vie simple dans ce petit coin de campagne. Il se souvenait ‘d’avant’, de son existence turbulente dans la banlieue parisienne. Son plaisir, sa vie, c’était de peindre et monsieur Vollard lui achetait ses toiles, lui payait ce bonheur !

Comble de joie, il avait un jour découvert cette maison blanchie à la chaux avec des briques rouges autour des fenêtres… le coup de foudre. Longtemps, il avait gardé ce paysage en lui et maintenant il goûtait  cette bonne vie que « toutes les fortunes de tous les Morton du monde ne sauraient lui enlever ». 
      

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