samedi 4 janvier 2014

Bernard Clavel profil d'écrivain

Bernard Clavel : l'homme et son univers

   
 
Que sait-on vraiment de Bernard Clavel  qui serve en particulier à éclairer son œuvre? Ce qu’il a bien voulu nous confier lui-même à travers ses écrits mais inutile d’attendre de sa part de quelconques confidences, il reste dans l’ombre portée de ses écrits –j’allais écrire "son œuvre" mais ça l’aurait certainement fait sourire- laissant si possible la lumière à ses personnages.
 
Les ouvrages qui lui ont été consacrés, assez peu nombreux au demeurant, sont aussi assez anciens pour l’essentiel et donc centrés sur les débuts de sa carrière d’écrivain, antérieurs aux années quatre-vingt-dix. Ainsi, la dernière partie de sa vie est la moins connue, celle où il est un écrivain reconnu à la réputation bien établie. On l’a souvent présenté comme un homme carré, aimant la solitude de ses montagnes jurassiennes ou des étendues glacées du Canada, la vie simple au bord du Rhône, ce fleuve qu’il a tant aimé et tant célébré. Mais il ne s'agit là que d'instantanés qui laissent dans l'ombre sa vérité profonde.

Ses ouvrages sont l’expression de son expérience, de ses sentiments, de son regard sur le monde, ce qu’il traduit en ces termes : « Je ne crois pas avoir créé un personnage de toute pièce. Et je me demande pourquoi je me donnerais ce mal, pourquoi je prendrais ce risque, pourquoi je tenterais de me hisser au niveau des dieux alors que le monde grouille de sujets, d’êtres qui sont des personnages. » (Œuvres complètes, tome I

          

Et de même pour les thèmes qu’il traite. Ses deux romans Malataverne et Cargo pour l’enfer par exemple sont écrits à partir d’histoires réelles dont il s’est inspiré. Après commence la littérature. Avec l’imaginaire qui se greffe sur la réalité, comme il l’écrit dans son album Célébration du bois : « J’ai fait, en suivant chaque veine de ce vieux bois, des voyages merveilleux. Je rencontrais là des personnages de légende avec qui je pouvais m’entretenir familièrement. Je voyais aussi bien l’océan et ses tempêtes que les forêts immenses où venait flâner le prince dont le cheval blanc a des ailes de cygne. »
 
Sa comédie humaine à lui révèle des personnages bousculés par les aléas de la vie mais d’une volonté farouche, vrillée au corps jusqu’à l’extrême limite de leurs forces, s’engageant à fond dans leurs convictions, jusqu'à la mort comme Philibert Merlin ou Jacques Fortier, la déraison de l’Homme du Labrador, rongé par la jalousie et la vengeance ou La Guinguette prisonnière de son destin fatal. C’est pourquoi souvent ses romans se "terminent mal", peu de "happy-end" à l'eau de rose, ses personnages vont jusqu’au bout de leur rêve, de leur vengeance, de cette logique implacable qui les conduit vers leur destin.
Jusqu'au bout d'eux-mêmes.
 
Le parcours littéraire de Bernard Clavel est sillonné de lignes de force qui ont imprimé leur marque à son œuvre. Pour simplifier, en termes de décennies, les grandes sagas dominent largement avec, après les "romans rhodaniens" de ses débuts, La grande patience dans les années soixante (1962-68), puis le cycle franc-comtois Les Colonnes du ciel dans les années soixante-dix (1976-81) et enfin le cycle canadien Le Royaume du Nord dans les années quatre-vingt (1983-89).

A partir de 1990, les grandes fresques socio-historiques disparaissent de son paysage littéraire, il s'oriente vers des œuvres fortement hantées par cette violence qu'il a tant dénoncée, la guerre qui revient comme un leitmotiv dans beaucoup de ses livres, ponctuées de "respirations littéraires" centrées sur des albums aux thèmes bucoliques comme Arbres ou L’Hiver [1] et des livres pour la jeunesse. Au fil des années, ses romans perdent leur caractère autobiographique, se recentrent sur ses terroirs de prédilection rhodanien et franc comtois. Dans "La mémoire nue", texte contributif de l’essai intitulé Terres de mémoire, écrit avec son ami Georges Renoy, il a cette expression : « Ma patrie, c’est mon enfance. »
 
Bernard Clavel, homme secret qui n’aime pas se raconter, se mettre en avant, restant à l’ombre des replis de son œuvre : cette image est assez vraie et il l’a souvent validée dans ses propos. Au-delà de ce portrait convenu, il faut gratter un peu, scruter ces replis pour mieux cerner un personnage difficile à saisir et un itinéraire plutôt sinueux.
   
      
Quelques Œuvres de Bernard Clavel 
 
On connaît bien l’enfance de Bernard Clavel par la relation qu’il en a faite lui-même. Outre quelques articles où il l’a évoqué, il l’a raconté dans un livre de souvenirs d’une grande fraîcheur "Les petits bonheur", les joies simples d’un garçon évoluant dans un milieu modeste et s’évadant par la magie d'un imaginaire juvénile déjà fort actif. La jeunesse, il s’en dégage à travers la dure initiation d’un jeune apprenti pâtissier à la vie professionnelle dans La maison des autres et les tribulations du jeune homme confronté à la guerre et à l’Occupation dans les trois derniers tomes de La grande patience, dont il disait qu’ils étaient quasiment autobiographiques, surtout le premier.

 Sa conception du métier d’écrivain, les valeurs auxquelles il est attaché se dégagent des articles qu'il a écrits, et tout d’abord dans ce premier ouvrage L’ouvrier de la nuit qui, plus qu’un roman, "est un cri", a-t-il dit, une confession poignante d’un homme qui se remet en cause, se met à nu, une confession sur sa volonté d'être reconnu comme écrivain.
 
Il évoque aussi au fil des interviews qu’il a accordées au journaliste Maurice Chavardès pour Écrit sur la neige en 1977, marquant la contingence du travail de l’écrivain et Adeline Rivard dans Bernard Clavel, qui êtes-vous ? en 1985 où il commente les grands moments de sa vie et s’interroge sur les mystères de la création. C’est également dans ses prises de position sur tel ou tel sujet sensible à un moment donné qu’il donne une vision de son univers mental, celui que Maryse Vuillermet a appelé "L’homme en colère", celui qui se met en rogne quand il constate encore et encore les ravages de la guerre, les injustices, la violence faite aux enfants, la faiblesse coupable et la bêtise des hommes.

Cette colère qu’éprouvent aussi souvent ses personnages, cette colère contre ce qui lui paraît insupportable se traduira par des engagements qui se traduiront dans son œuvre par un roman Le silence des armes et un essai-témoignage Le massacre des innocents, fruit de son combat avec l'association Terre des hommes.  On le retrouvera dans des combats contre les injustices, la défense des droits de l'homme et surtout la guerre et ses terribles conséquences, ainsi que son engagement dans des associations œuvrant en faveur de la paix ou prônant la non-violence comme l'organisation Non-Violence XXI

On a pu reprocher à Bernard Clavel une certaine forme de "passéisme" –la polémique qui suivit l’attribution du prix Goncourt pour son roman Les fruits de l’hiver en reste l’expression la plus spectaculaire- comme si la littérature était une et indivisible, propriété des sommités du cénacle parisien seules habilitées à définir les canons de la "bonne" littérature. On a souvent confondu populaire et populiste, dans une totale confusion des genres. Populaire certes, Bernard Clavel n’a jamais récusé ce terme, il l’a même toujours revendiqué, écrivant, non pour un cercle d’initiés mais pour tous les lecteurs, soucieux de rechercher, de cerner cette "petite musique singulière", qui fait la signature d'un grand romancier.


 
Populaire certes et sans concession sur le style qu’il veut imprimer à son récit, simple, clair et précis, brossant avec l’acuité de l’écrivain-artisan qu’il voulait être, une peinture sociale de son époque à travers des personnages de toutes les époques en prise avec la dureté des temps qu'ils vivent. Si message il y a, -message qui pour lui ne doit apparaît qu’en filigranes, il se situe quelque part dans l’épaisseur de ses personnages, dans leur pesant d’humanité, dans la peinture qu’il donne d’une époque et le regard qu’il porte sur son évolution. Il atteint cette finesse de perception où ses personnages se hissent jusqu'à "l'archétype", selon la formule de Michel Ragon et où son univers mental parvient à dépeindre les contours d'une époque.
 
Populiste également –même si l’attribution du prix Populiste a pu à cet égard être équivoque et valider cette étiquette- s’il s’agit de refuser de se complaire dans l’étalage de sentiments, de rejeter tout nombrilisme, pour s’attacher à la vie des hommes et à la réalité de leur quotidien. Dans cette veine, l’un des plus "populistes" de ses romans, Le seigneur du fleuve, la lutte à mort d’un homme Philibert Merlin contre les éléments déchaînés qu’il veut absolument dominer et contre une certaine forme de progrès technique qui signifie aussi la fin d’un fleuve et de son écologie, la fin d'un mode de vie, a été salué à sa sortie par la critique comme un grand roman.  Roman publié après les polémiques qui ont suivi l'attribution du prix Goncourt en 1968. [2]
 
A une époque où l’art populaire s’affiche sans complexes dans d'autres formes littéraires comme le roman policier ou la bande dessinée, pousse des pointes dans la littérature dite classique, Bernard Clavel s’inscrit dans l’une de ces voies qui ouvrent le champ à des ouvrages où "la pâte humaine" est l’élément moteur qui se projette dans son environnement, traduisant une certaine vision de l’humanité, forte et puissante, où l’homme est d’abord levier d’interaction sur le monde, celui qui se définit d’abord comme une force d’action et d'attraction, vision soutenue par ce que des journalistes ont baptisé le "style Clavel" après l'attribution du Goncourt.

 
Le couple Clavel à Dole en 1979

Bernard Clavel dans ses terres d’élection
 
Au gré de ses pérégrinations, des terroirs qui l’ont le plus touché ou plus simplement des circonstances, Bernard Clavel nous a laissé le témoignage de son goût, de son amour pour ces lieux où il a vécu et pour les hommes qu’il y a côtoyés. Ces textes, avec ceux destinés à la jeunesse, sont sa respiration, histoires édifiantes où les animaux ont le beau rôle, une sérénité bienvenue entre deux romans souvent pleins de bruit et de fureur, pleins des passions des hommes.
 
Il nous entraîne dans son terroir franc-comtois, les hivers si rigoureux du Haut-Doubs vers Villers-le-lac qu’il a un temps habité, le lac de Grandvaux quand les paysans se faisaient aussi "rouliers" pour gagner leur vie, comme cet Ambroise Reverchon qui s’en va l’hiver venu commercer jusqu’aux confins de l’Europe, ou l’atmosphère mystérieuse du lac de Bonlieu où même les nymphes respectent la sérénité et le silence des lieux. Il nous fait revivre les vendanges telles qu’il les a connues dans sa jeunesse, telles qu’il les a décrites dans son roman L’Espagnol, du côté de Château-Chalon, haut lieu de ce vin jaune spécifique au cépage jurassien. Parfois, il nous emmène plus loin quelque part dans la presqu’île de Guérande, à la recherche de la fleur de sel qu’il nomme « un précieux flocon des marais. »


Avec des amis  à Reverolle en Suisse

Conteur et romancier
 
Ce conteur invétéré nous entraîne dans des histoires insolites, extraordinaires, des légendes venant du fond des âges et patinées par le temps, qu’il a recueillies ici ou là dans le Bordelais, qu'il a habité quelque temps à Capian, grande civilisation du vin, dont il connaît si bien la dimension mythique, autour du lac Léman, [3] la ville de Morges [3] où il a également résidé et qu’il a célébré dans Les Colonnes du ciel, "la lumière du lac."

Il imagine dans un album ce qu’a pu être la vie de "L’ami Pierre" à partir d’une série de photos avant d’être confronté au "vrai" Pierre, un paysan du Morbihan Pierre Le Ny, album où le réel et l’imaginaire du romancier se croisent, s’interpellent et tendent parfois à se rejoindre. Il publiera un dernier album en 2003 sur un thème qui lui est cher, L’Hiver, lui le montagnard qui a non seulement connu les rigueurs hiévales du Jura et du Haut-Doubs mais aussi le terrible climat du Québec à Saint-Télesphore et dans l'Abitibi.

Dans ses contes pour la jeunesse, Bernard Clavel retrouve des moments de sa propre enfance, de ses sources d’émerveillement, les nombreux comtes qui ont émaillé son parcours, aussi bien pour les petits enfants que pour les adolescents, qu’il a écrits à partir de 1967 avec le premier d’entre eux "L’arbre qui chante". Ce sont la plupart du temps des histoires édifiantes avec une prédilection pour des histoires d’animaux malins et coquins qui parviennent à duper les humains. [4]

Ces textes sont aussi l’occasion pour Clavel de développer ses thèmes centraux sur la défense de l’écologie et la condamnation de la violence. Par exemple, dans son recueil "Histoires de Noël", entre magie et réalité, scènes féériques ou pathétiques, Bernard Clavel déroule son fil narratif qui est pour lui et à travers chacune de ses histoires, autant d’occasions de parler de paix, de compassion et de non-violence. Le temps de Noël est comme une parenthèse où tout devient possible et où on peut rêver qu’un homme vienne naturellement en aide à son prochain et que la magie opère aussi parmi les plus agressifs et les plus violents.

Dans cette veine, il a également repris de nombreuses légendes qu'il a rencontré tout au long de sa vie ou que sa mère, conteuse impénitente, lui racontait dans son enfance. Des légendes dominées par le milieu aquatique qu'il affectionnait, comme Les légendes des lacs et des rivières, Les légendes des mers ou celles du Léman.

Le mystère de la Nativité agit comme un baume sur le cœur des hommes, fascinés par la révélation divine ou rendus meilleurs par une intercession surnaturelle capable de transformer des étincelles en une merveilleuse "constellation de la paix". [5]
Bernard Clavel a toujours été attiré par ces histoires extraordinaires qui lui rappelaient celles qu'il se racontait étant petit, perché dans le chêne têtard du jardin de son père ou que sa mère, conteuse impénitente, racontait certains soirs à la mauvaise saison.

Dans le droit fil de Jack London qu'il affectionnait particulièrement, Bernard Clavel aime les histoires du Grand Nord -Amarok le chien de son roman éponyme a d'étranges ressemblances avec Croc-Blanc- [6] au souffle puissant du combat contre l'impossible, des hommes qui se coltinent à une nature vierge et hostile comme Cyrille Labrèche [7] l'un des héros du Royaume du Nord qui renvoie au héros de London dans la nouvelle Construire un feu.
Maxime Jordan, le héros de L'or de la terre, [8] renvoie aussi au jeune London devenu chercheur d'or au Grand-Nord dans le Yukon, le long de la rivière Klondike qui rappelle la rivière Harricana [8] au Québec où s'installèrent les premiers pionniers à l'époque de la construction du transcanadien.

Bernard Clavel a aussi abordé la dimension sociale des relations humaines, comme Jack London avec Les vagabonds du rail ou Le talon de fer, à travers des romans comme Cargo pour l’enfer, huit-clos d’un équipage confronté au danger des produits qu’ils transportent ou La révolte à deux sous, roman historique sur la révolte des Canuts en 1831.

Notes et références
  1. ↑ Voir mon article de synthèse Récits et Essais
  2. ↑ Voir "Terres de mémoire", Bernard Clavel dans ses terres d’élection (entre réel et imaginaire, terroirs et légendes) 
  3. Voir Bernard Clavel, Légendes du Léman, illustrations Mette Ivers, Éditions Hifach, 1988, Hachette Livre, 1996, Hachette Jeunesse, 2004 ainsi que Morges sept siècles d'histoire vivante 1286-1986, Robert Curtat, préface de Bernard Clavel, Au Verseau, 1986
  4. Par exemple, Jérôme le roi des poissons, Isidore le mouton noir, Victor le hibou qui avait avalé la lune ou Sidonie, l'oie qui avait perdu le nord...
  5. ↑ Voir en particulier les contes n°3 "le grand vieillard tout blanc" et n°10 "le Père Noël du nouveau millénaire" 
  6. ↑ Ou avec Buck, le chien du roman de London intitulé L'appel de la forêt
  7. ↑ Cyrille Labrèche, héros de deux tomes du Royaume du Nord, Miserere et l'Angélus du soir
  8. ↑ Harricana et L'or de la terre, titre des deux premiers tomes du Royaume du Nord
     << Christian Broussas - Feyzin - BC, profil - 08/2012 - maj 2014 ©• cjb •© >>

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire